Il y a maintenant près d'un an nous découvrions sidérés la fragilité de nos sociétés et de nos vies à travers la crise sanitaire qui depuis ne nous a plus lâchée. Maintenant que la révolution terrestre annuelle s'est opérée, où en sommes-nous de la réparation de nos organisations? Comme souvent, les chansons intemporelles nous permettent de lever une partie du voile de nos problématiques.
Je vais tenter d'esquisser quelques éléments de réflexion à l'écoute de "Fixing a hole" une des pistes trop injustement méprisée de l'album culte Sergent Peppers des Beatles.
I'm fixing a hole where the rain gets in and stops my mind from wandering where it will go
Quel est ce trou que nous tentons de réparer depuis un an? Son nom est Covid, c'est un vide que nous partageons, un trou qui nous lie. Ici, l'air vicié est symbolisé par la pluie avec une conséquence inattendue...L'infiltration empêche l'esprit de se balader où il veut. Le Covid gouverne nos pensées...Il est aux commandes depuis plus de 12 mois, a pénétré nos esprits par une de ces composantes les plus ancienne, notre cerveau reptilien archaïque, qui nous sert d'alarme et de moteur de fuite en cas de danger et qui à bien des égards nous a permis de nous adapter dans l'histoire avec un grand H. La peur est un bon moteur à condition qu'elle ne s'inscrive durablement et laisse un grand vide dans nos esprits au point où nous risquerions de devenir marteau à défaut de pouvoir réparer quoique ce soit.
Passé le choc traumatique des premiers mois, n'est-ce pas ce sentiment de gouffre qui nous anime désormais? Ne sommes nous pas privés de toute liberté dans cet espace intime et précis de l'esprit qui a perdu les commandes?
L’abîme de la peur abime-t-il nos âmes seulement depuis la Covid et la drôle de guerre qu'elle nous impose? La peur de la maladie, de la mort, peur de souffrir, peur de perdre son emploi, le souci du lendemain ne sont-elles pas enfouies depuis toujours au fond de nous? Sans aucun doute.
Il n'en reste pas moins que cette énième crise du tournant du millénaire marque le point de bascule d'un vide qui est devenu abyssal tant ses profondeurs dévisagent la face de l'homme ne reconnaissant plus son propre reflet qui semble avoir perdu son âme. En quelques siècles, nous sommes passés par plusieurs phase d'oubli dans ce qui vient de marquer la fin de l'ère capitaliste :
Phase 1: une ère industrielle de production initialement manufacturée, qui a entrepris d'industrialiser depuis 50 ans la nature et notamment l'agriculture avec les conséquences sanitaires et écologiques que l'on connaît.
Phase 2: une ère financière où l'on est passé d'une culture de la rentabilité reposant sur une économie réelle, à une ère spéculative dénuée de toute expression du réel, désormais fondée sur la vitesse des algorithmes et dont la variable d'ajustement est uniquement le coût du travail et in fine l'homme lui-même.
Phase 3: nous sommes rentrés de plein fouet dans une ère digitale et technophile de suites de 0 et de 1 censés reconstituer les capacités de notre cerveau qui trop content de se voir si beau en ce miroir écran se laisse gentiment anesthésier par les ombres de sa caverne platonique. Nous voici enchaînés dans le vide de la caverne, faute de ne pas avoir mis la singularité humaine de nos esprits au centre de nos préoccupations. Voici désormais nos âmes créatrices vagabondes retenues par la terreur du vide.
And it really doesn't matter if I'm wrong I'm right, where I belong I'm right
Le poète nous rappelle que tout cela n'a au fond pas grande importance. Il nous invite à ne pas trop nous prendre au sérieux. Nous qui pensions tout connaître de par nos expertises, nos scientismes, nos raisons, nos remèdes, nos médecines, nos Business Plans, voilà que le vide met sérieusement à mal nos certitudes. Serions-nous finalement peut-être que des "sachants", sachant probablement chasser sais tout et c'est tout? L'individu ne saurait-il se définir uniquement que par sa volonté de toujours avoir raison, détenir non pas sa part de vérité, mais La Vérité?
Le système est à bout, est-ce pour autant tabou? Mc Cartney se place bien au-dessus de la mêlée de savoir où est le juste et le faux. Car pour lui, telle n'est pas la question. Sa sagesse nous enseigne une toute autre philosophie que celle de nos incessantes tentations à détenir la vérité : je suis bien à ma place. Point final de ce carpe diem.
See the people standing there who disagree and never win and wonder why they don’t get in my door
Les querelles de clocher sont légion et pas que dans les villages...
Combien de collaborateurs, managers, dirigeants ai-je vu se déchirer sous la bannière de nos pseudo savoirs, de la superbe de nos égos? Autrefois, un salarié pouvait avoir l'illusion d'appartenir à une famille. Les bons ou les mauvais esprits appelaient cela "paternalisme". Aujourd'hui, nombre de sociétés sont constituées d'équipes de mercenaires qui ne cessent de tirer des balles contre leur propre camp.
Combien d'experts scientifiques au chevet de la Covid piètres acteurs d'une comédie à la Molière, malades imaginaires et réels de nos savoirs érigés en dogmes.
Combien de politiques, de partis, de clans, d'opposants?
Combien de fanatismes religieux?
A en croire ce que nous renvoient medias et réseaux sociaux, le monde serait bel et bien divisé de personnes qui prennent le pouvoir uniquement par la peur qu'ils engendrent. Personne n'en sortira gagnant à en croire le chanteur qui se garde bien de recevoir les promoteurs de ces pensées belligérantes.
I’m painting a room in a colorful way and when my mind is wandering there I Will go
C'est peu de le dire, en d'autres temps et pour d'autres raisons, les Beatles eurent à se protéger de la cohorte de tous leurs "ennemis qui leur voulaient du bien". Jamais dupes, ils proposent une solution assez simple en cas d'agression. Mettre de la couleur dans sa vie, dans sa chambre, dans son intimité.
Laisser ses pensées vagabonder et vouloir les accompagner. Ne pas s'enfermer dans nos shémas, nos systèmes, nos convictions. Repeindre sa chambre puisqu'elle est désormais notre seul espace. Lui donner un autre aspect, apporter un changement, des nuances, des couleurs. Laisser ouverte la fenêtre et l'espace à notre esprit vagabond. Et surtout vouloir suivre le souffle de cet esprit.
Voici peut être une proposition de liberté créatrice en ces temps d'enfermement qu'il est bon d'écouter attentivement avec d'autres oreilles.
Cette énergie créatrice n'est jamais aussi forte que sous la contrainte. Nos sociétés doivent se le remémorer, et en tirer partie pour se réinventer. En cela, c'est une véritable opportunité qui nous est collectivement offerte.
I’m taking the time for a number of things that weren’t important yesterday and I still go
"La plupart de nos vacations sont farcesques" disait Montaigne. Comme il avait raison. Nos agendas étaient bookés, nos concerts blasants, nos collègues pesants, nos proches objets de décor....L'essentiel semblait ailleurs. Et voici l'air de rien, que de ce vide renaît l'envie de la vie dans ces petites choses qui en font le sel. Nos discussions informelles autour de la machine à café, petits ou grands restos, vie culturelle..."Ces petits rien" inessentiels et futiles de la vie d'avant, nous en avons la nostalgie. Ces souvenirs certes nous alimentent, il nous tarde de les re-vivre. Suffiront-ils pour dessiner l'avenir? Je ne crois pas. Les Beatles nous incitent à prendre le temps et à reconsidérer nos priorités. Cela va nous demander de revoir nos organisations et leurs valeurs en profondeur. Quelques pistes se dessinent d'ores et déjà :
-les sociétés devront replacer l'humain au centre de leurs préoccupations, qu'elles le veuillent ou non. Ce n'est désormais, comme la résolution de la crise, qu'une question de temps. Un management "bienveillant" va émerger sous différentes formes.
-Les stratégies de QVT et de RSE vont s'inscrire dans le marbre des politiques d'avenir
-Les espaces de travail vont poursuivre leur mue vers davantage de bien être et de convivialité
-le teletravail qui s'est imposé, sera à terme utilisé à bon escient d'efficacité, de rapport de confiance, et de reconnexion au foyer
-les structures hiérarchiques seront moins pesantes
-les processus de décisions seront davantage collégiaux et moins (con)-descendants
-le digital sera reconsidéré dans sa perspective utilitaire, et non plus considéré comme l'alpha et l'omega de la transformation de la société
-Enfin et peut-être surtout, la créativité, cet "esprit vagabond" si propre à notre nature humaine va devenir une compétence cardinale quelque soit le type de métier et de mission. Cet esprit créateur, ce don que nous partageons tous, va devenir le véritable moteur. Le travail affilié désormais au tripalium latin, ce bel instrument de torture, est une notion caduque non seulement car il met en danger une partie croissante de l'humanité, mais aussi et surtout parce qu'une grande majorité de la jeune génération ne veut plus en entendre parler sous cette définition. Au-delà des dessins et esquisses déjà formulées, tout semble à réinventer de nouveau dans cet espace, ce vide, trait d'union et non plus de division, entre ceux qui savent et ceux qui doutent, ceux qui s'aiment, et ceux qui sèment. Une fois de plus, l'homme se révélera et se relèvera résilient. Il répare déjà le vide qu'il a créé et prépare une oeuvre, un ouvrage, un nouvel air, une nouvelle ère.
Et les Beatles enregistraient "Fixing a hole" avec J-C...
Pour conclure en chanson, difficile de résister au récit d'une anecdote savoureuse survenue à Paul Mc Cartney avant de se rendre à Abbey Road rejoindre ses amis pour l'enregistrement de ce titre qui fait l'objet de mon commentaire. J'ai la chance d'avoir dans ma discothèque le coffret de la réédition de Sergent Peppers qui contient outre d'excellents bonus "work in progress", un superbe mixage de Giles Martin (le fils de George, le producteur qui joue du clavecin sur le morceau) qui met les basses à l'endroit où elles auraient dû être en 1967 si les platines de l'époque avaient pu le supporter, et un somptueux livre truffé de précieux récits sur l'opus historique. Il y est reporté par le menu le contexte de chaque chanson et ce témoignage pour le moins extra-ordnaire de Sir Paul : "le soir où nous allions enregistré fixing a hole, un type se pointe devant ma porte et me dit, "Je suis Jésus-Christ". Je lui ai dit "et bien, tu ferais mieux de rentrer avec moi alors". Paul donna à l'étranger une tasse de thé (à l'époque notez bien que les stars restent accessibles, voire hospitalières) puis l'invita carrément à la session d'enregistrement. "Je l'ai présenté aux gars. Ils répondirent : c'est qui ce type? J'ai dit, c'est Jésus-Christ. On s'est bien marré à propos de cette histoire. Je ne l'ai jamais revu après".
L'histoire ne dit pas si J-C inspira Fixing a hole, mais on entend bien que ce fut un titre inspiré et inspirant...au moins cet article.
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